LA BOITE NOIRE
Réveillé en plein nuit par ce mauvais rêve, tu arrives en retard, tu es dans une zone très moche, tu ne trouves pas le lieu où tu dois arriver, le temps passe et tu tournes autour de ton point avec cette voix impersonnelle qui te dicte quoi faire, elle n'a aucune émotion au contraire de toi, et tu finis par arriver au vingt-et-unième siècle dans un endroit où on t’accueille fraîchement.
Le voyage commence à Nantes. Un beau soleil. Je croise un jeune type, la vingtaine d'années, il a une expression de celui qui serait assuré, fronce le front comme un acteur qui jouerait un mafieux, je pense à José, un vieil ami. Et je me dis que ce type l’imite, alors je le regarde avec un air de ne pas être dupe du style, « Tu vas pas faire ton José là !?
Là je bois un tilleul menthe au bar de la gare. Je prends un verre, le torse se soulève, à la Lino Ventura mais rien n'est grave, je n'ai pas une commande, je n’ai pas de cargaison à récupérer sur une barge à Chalon-sur-Saône.
A la gare, dans ce flux de personnes qui longent le couloir, je suis une cycliste pour économiser mon énergie selon une méthode propre aux oiseaux, car elle perce un front dans la foule adverse et, par miracle, elle prend le même train. Elle a un casque orange et un gilet fluo, impossible de la perdre de vue.
Est-ce qu'ils ont le journal de demain ? Est-ce que le journal de demain est arrivé ? Non. Le journal arrivera demain. Je suis très content d'entendre ce ronronnement, qui n'est pas un camion de livraison, mais un bateau qui arrive.
Ecouter de la musique d’ambiance et prêter l’oreille en attendant un plat. Stan Getz en easy listening, il n’avait vraiment pas besoin de ça. Je vois deux femmes, deux femmes qui parlent. On ne va pas en faire un plat. Celle qui est adossée à la banquette me dit clairement quelque chose, je la regarde avec insistance mais elle ne semble pas me reconnaître. Je pourrais m'avancer et poser la question : Est-ce que vous me reconnaissez ? Mais je connaîtrais la réponse. Car elle me fait penser à deux personnes différentes dont elle serait le croisé. Impossible qu'elle me connaisse. Je crois que j'ai la clé de l'énigme. Le monde est rempli de sosies.
Ecouter la musique d’ambiance en cherchant les auteurs originels, c’est comme la quête d’un visage connu. Mes voyages se répètent. D’habitude, je recherche parmi les inconnus des visages familiers. Et maintenant, j’apprends à connaitre de nouveaux visages. Ceux qui sont là, présents devant. Ceux qui étaient, ont disparu.
L’autre jour, j’étais à Ancenis mais pas de porte-monnaie. Comment faire pour tenir vingt quatre heures sans argent ? Cette fois, c’est la sensation de quelque chose de radical. L’anéantissement, la panique. N’être plus rien soudain. Vivre un instant la condition du sans toit. Je ne suis même plus moi.
Heureusement l’hôtel était réservé en pension complète. Mais les choses se gâtent à cause de l’ambiance prescrite par la musique, on se croirait à Norauto, tu bois un verre d’Anjou façon binge drinking et tu ressors au plus vite.
A Force de prendre son temps ? on finit par être très en avance et quand on n’a pas d'énergie, on traine immobile dans un café à boire un thé entre deux repères de villes, suspendu sur le trajet, n’appartenant à nul autre, écoutant un clip débile, attendant le soir.
J’écoute au resto les conversations en aveugle, parsemées de rires en cascade, formulent une chanson un peu mécanique entre la joie et le vide laissés par le silence. La vie continue. Un vol d’étourneau m’étourdit au soleil levant, le ciel brulé par la lumière. Les voitures accomplissant des allers pendulaires.
Dans le vent des Sables d’Olonne, je regarde cette grande plage avec la nuit qui s’annonce et les lampadaires de Noel décorés se confondant par contraste avec le ciel. Je me dis, c’est marrant, on pourrait être à la Baule ou à Brighton. Pourquoi veut-on toujours être ailleurs que là où nous sommes ?
Dans ma voiture sur un air de Fast Domino, je vais à mon endroit. Je roule et prends la moue de Rocky, ce héros de cinéma qui pourrait rouler comme ça dans une grande berline américaine.
Et pourquoi faut-il toujours être ailleurs que là où nous sommes quand déjà nous ne sommes pas là où nous avons l’habitude d’être ?
Depuis cette chambre d'hôtel moderne, on entend le bruit de la ventile. Et ça fait « bam bam bam bam ». Ce n'est pas aussi musical qu'un air de John Lee Hooker mais c'est un bruit répété qui est plutôt le bruit du marteau-pilon ou encore le même bruit que depuis une cabine de ferry, le ferry qui vous emmène en Angleterre.
J’arrive dans cette ville où j'ai vécu, avec l'idée que je vais croiser le visage de quelqu'un qui sera une personne que je connais. Quand le train arrive à Rennes il passe toujours par le même endroit et je vois par la fenêtre un petit immeuble avec la fenêtre au premier étage qui me rappelle des souvenirs intimes. À la réflexion, cette femme du premier étage dont j'étais éperdument amoureux, ce soir-là, m'a offert son corps pour ne pas me donner son âme.
Coup de stress, j’appelle B&B Cesson, ils n’ont pas mon nom. Après vérification, je vois sur mon mail, Brit Hotel. C’est encore un peu loin, après la voie ferrée, après l’autoroute, derrière un hypermarché encore illuminé, après une pancarte Paris.
Cet hôtel est parsemé de faux bruits qui perlent entre les alvéoles, jusqu’au vrai bruit qui marque l’évènement. C’est du béton. Alors, qui est endormi ?
Bercé par le ronronnement de la machine à laver, retour à Ithaque, Pénélope est sur le canapé et depuis la cuisine je me dis qu’il ne faudrait pas que je me couche trop tard pour être à l'heure pour mon insomnie. Je dois actualiser mes pensées, passer d'hier à maintenant et de maintenant à demain. Je m'identifie à la vache car la vache rumine.
Quand la vie m'est apparue comme une guerre de tranchées je reviens, je me sens comme un ange après tant de misères. J’habite une route passante et par vent de Sud Sud-Est le bruit incessant des voitures est comme le bruit des vagues un jour de tempête.
Il y a ceux qui bougent et il y aussi ce qui ne bouge pas ; ces lumières -ce qui se passe ? Il y a bien une activité, de la vie, mais rien ne le laisse paraitre. Tout cela est une énigme. Se mettre en planque. Être aux aguets.
Se mettre en planque, au milieu de nulle part, attendre, sans attendre, se poser, regarder le monde bouger, dans un cadre insondable.
Aujourd’hui un peu passif, malade, allant au travail et relisant dans ce long travelling quelques couches sédimentées de ma vie au travail, et ces missions, ces sentiments de dépaysement qui se superposent, ces sentiments d'étrangeté avant d'aller travailler, qui se superposent comme une longue couche pour arriver au présent.
Lundi matin, une lumière bleutée renforce la grisaille de cette ville sous la pluie -que je ne reverrai pas forcément. Peu importe.
Aujourd'hui, le ciel était tellement gris et tellement bas que j'ai dû m'allonger par terre. Puis je me suis relevé, j'ai été au supermarché et la lumière était tellement blafarde que j'ai mis mes lunettes de soleil. J'ai croisé une dame avec un sac pour ses courses, un panier à roulettes qui faisait le bruit d'une valise à roulettes. Et elle semblait voyager. Elle portait fier. Une grande voyageuse.
L'été ne veut pas venir et l’été ressemble à l'automne. Une saison sans fin. Je me rappelle Levi Strauss qui disait : Je hais les voyages mais c’était peut-être plutôt le personnage de Mahu dans un texte de Robert Pinget ?